Compte-rendu de la rencontre-débat du 6 décembre 2013 avec M Chauvière et M Abelhauser autour de la question de l'évaluation

Publié le 31 Décembre 2013

Pour tous ceux qui sont intéressés par ce thème et qui n'ont pu être présents à cette soirée du 6 décembre, nous avons tenté de retranscrire les interventions et échanges. Bonne lecture !!!

Introduction aux interventions et débat par Sandra pour le Collectif 76

Bonsoir à tous,

Le collectif 76 vous propose ce soir une soirée débat en compagnie de Monsieur Abelhauser, psychanalyste et Monsieur Chauvière, sociologue.

Monsieur Abelhauser, professeur de psychopathologie clinique a fait partie des premiers signataires du mouvement « l’Appel des Appels » et est membre de l’association créée en 2009.

L’Appel des appels a pour but de rapprocher les professionnels de différents horizons : soin, justice, enseignement, recherche, travail social, culture…afin de réagir et s’opposer aux logiques de normalisation et de contrôle social.

Messieurs Abelhauser, Roland Gori et Marie Jean Sauret sont les co-auteurs de : « La folie évaluation, les nouvelles fabriques de la servitude. », paru en octobre 2011.

Vous trouverez différents ouvrages à l’entrée de la salle.

Monsieur Chauvière est directeur de recherche au CNRS, et membre du centre d’études et de recherches des sciences administratives et politiques. Il est l’auteur de « Trop de gestion tue le social. », paru en 2007. Et « L’intelligence sociale en danger, chemins de résistances et propositions. » 2011.

Je vous propose une rapide présentation du Collectif 76, et un rappel de quelques actions. Le Collectif 76 regroupe des salariés du secteur social et médico-social. Il s’est créé en 2002 quand le secteur a commencé à devenir la cible de diverses attaques tant au niveau des budgets que des outils de travail et des conditions d’exercice.

Nous sommes des salariés d’organismes privés et publics, syndiqués ou non, travaillant dans les champs de l’hébergement, de l’insertion sociale et professionnelle, de la santé, du handicap, de la justice, de la protection de l’enfance…

Nous assistons, depuis plusieurs années, au démantèlement de notre système de solidarité et de protection sociale, les gouvernements successifs feignant d’ignorer les conséquences de leurs choix sur nos emplois et sur les publics accueillis.

L’État fonctionnant comme une entreprise, le mise en concurrence des associations et des établissements se généralise.

Les mobilisations des salariés sont difficiles dans ce contexte. Cependant il ne suffit pas de déplorer, chacun de son côté, le manque de moyens, la politique du chiffre et des appels à projets que nous subissons tous.

C’est pourquoi le Collectif 76 a pour but de faire du lien entre les salariés souvent isolés, pour tenter d’avancer ensemble vers des actions qui nous fédèrent.

Ce fut le cas l’année dernière, (et cela reste d’actualité), lors de l’occupation du foyer de la Maladrerie avec le D.A.L., R.E.S.F. et d’autre soutiens politiques et syndicaux, dont Sud santé sociaux. La convergence des luttes a permis de créer un vrai rapport de force et d’obtenir, au moins pour cette année là, quelques budgets supplémentaires.

En Seine Maritime, comme partout ailleurs, des milliers de personnes ne sont plus en capacité de faire valoir leurs droits fondamentaux. La liste des associations qui ont fermé et le nombre de postes supprimés s’allongent d’année en année. En 2012, environ 75 licenciements ont mis à mal le secteur de la prévention spécialisée financé par la Conseil Général.

Parce que l’humain n’est pas une marchandise, nous continuons à revendiquer l’importance et la spécificité de nos métiers. Nous demandons l’arrêt du tri des populations et des politiques sociales sélectives ainsi que nous exigeons l’indépendance des activités sociales et médico-sociales par rapport au circuit marchand.

Le collectif a toujours essayé, autant qu’il est possible, d’articuler action militante et réflexion. Aujourd’hui, il nous a semblé que la question de l’évaluation traversait l’ensemble de nos secteurs, et la société entière.

En ce qui nous concerne, social, hébergement, médico-social, hospitalier, protection de l’enfance, handicap, Justice : tous évalués ou sur le point de l’être.

Sur le plan étymologique, EVALUER c’est extraire la valeur d’une action.

Il n’existe donc pas de valeur en soi, mais celle que l’on choisit d’attribuer, de valoriser.Ainsi, va-t-on choisir de mettre en avant :

- la valeur de l’être humain ?

- ou, la valeur marchande ?

La valeur humaine, ce serait considérer la personne comme un être unique, singulier, en devenir et en partie insaisissable.

La valeur marchande privilégié la mesure, et réduit la rencontre à un protocole, une comptabilité d’actes.

La particularité de chaque sujet disparait au profit d’une norme.

C’est cette conception de l’évaluation qui s’impose aujourd’hui.

Quelles conséquences sur les professionnels du travail social et du soin ? L’impact sur nos métiers ?

Est-ce que les professionnels sont en train de devenir de simples exécutants, ou doit-t-on s’interroger de façon permanente sur le sens de nos actes posés auprès des personnes que nous accompagnons ?

Quelles sont les pistes possibles de refus, de résistance ?

Au cours de ce débat, nous aborderons certainement d’autres termes liés à cette question de l’évaluation :

Qualité, référentiels, bonnes pratiques.

L’utilisation généralisée des « contrats » dans le champ du travail social et soignant. C'est-à-dire l’entrée des références et du vocabulaire du monde libéral et de l’entreprise au cœur de nos pratiques.

Messieurs, je vous laisse la parole…

Prise de parole de Monsieur Abelhauser

La question de l’évaluation s’est posée de manière particulière au moment de l’Appel des Appels. Une même question revenait sans cesse d’où l’idée de l’Appel des Appels pour penser que les différences avaient des points communs.

La question de l’évaluation traverse plusieurs champs : la psychanalyse, l’enseignement, l’université, les lieux de soin, la recherche … Tous confrontés à une même logique.

Rendre compte des actions semble, a priori, légitime sauf que cela a pris une envergure, une ampleur, pas simplement quantitative.

Sur le plan de la recherche, cela a pris une forme de logique compliquée :

à quoi voit-on qu’un chercheur cherche ?

Une idée simple est apparue : un chercheur fait preuve de ses recherches par rapport à ses publications sur la scène sociale. Le problème s’est alors posé de caractériser la publication. Plutôt que la lire, on a décidé de lui attribuer sa valeur en fonction de son support (type de revue, organe de publication …). La question a donc été ensuite de définir la valeur d’un support ? Quel support a plus de valeur qu’un autre ? On a étudié les facteurs d’impact : les index qui rendent compte de cette publication par exemple, le taux de citations de la publication, etc. On peut continuer comme ça…

Au final, ce qui compte ce n’est plus ce que fait le chercheur mais le nombre et le type de publications, pas même leurs contenus. On passe d’une raison d’être sur le plan social à un chiffre. On passe d’un chercheur publiant à un chercheur produisant. On constitue un culte du chiffre.

La même logique touche le domaine de la santé : les actes sont tarifés et indexés. Tout est lié au nombre d’actes, au type d’actes, etc.

Cette logique s’est étendue à de très nombreux secteurs : culture, presse, police… Des policiers sont venus témoigner à l’Appel des Appels de cette logique du chiffre : peu importe comment on les obtient, à n’importe quel prix.

Il est important de dénoncer et mettre à plat les mécanismes de cette logique de l’évaluation qui mettent en cause le cœur des métiers. Il faut essayer de saisir en quoi cette logique de l’évaluation a une incidence sur les métiers.

  • Les chercheurs ne cherchent plus, ils écrivent pour des publications.
  • Les soignants remplissent des protocoles.
  • Les policiers ne luttent plus contre la délinquance, ils se débrouillent pour obtenir les résultats chiffrés demandés.

Et même si notre précédent président de la République disait que nous ne voulions pas être évalués, ce n’est pas vrai. Il n’y a pas de refus de l’évaluation en soi. De toute façon, il n’y pas d’action qui ne comporte d’évaluation permanente.

Ce qui est contestable c’est qu’avec cette logique de l’évaluation, on en arrive à récuser tout ce qui n’est pas évaluable directement pour y substituer ce qui est plus facilement quantifiable. Cela produit quelque chose de fou : ce qui est chiffrable a valeur de vérité.

Nous assistons à une « déification » du chiffre, à un culte du chiffre.

De plus en plus, dans le domaine scientifique notamment, le chiffre donne des garanties, joue un rôle divin.

Evaluer, dans ce cas, c’est ordonner .C’est aussi une logique de soumission, au sens de La Boétie : « De la servitude volontaire. ».

L’évaluation permet ainsi d’imposer que les évalués se soumettent eux-mêmes au cadre de l’évaluation qui se substituent aux critères et aux cadres des métiers. En plus de la logique de soumission, l’évaluation porte en elle une logique de transmission. En s’y soumettant on devient l’agent de l’étape suivante. L’évalué peut à son tour en évaluer d’autres : Il a consenti, il transmet. Cette évaluation fonctionne comme une évangélisation !

Tout cela est démontré dans le livre : « La folie évaluation, les nouvelles fabriques de la servitude » GORI, etc .

Prise de parole de Monsieur Chauvière :

Deux éléments de réflexions.

M. Chauvière a vécu cette montée de l’évaluation. Rentré au CNRS en 1980, au début il était un chercheur évalué sans plainte. Il y avait une évaluation tous les ans de 4 pages et une tous les 2 ans qui comportait une vingtaine de pages et un document de 100 pages tous les 4 ans.

L’évaluation était admise car les écrits étaient lus notamment par le Conseil National de recherche Scientifique composé d’administratifs et de pairs élus sur liste syndicale. Tout un chacun pouvait se faire élire.

Le deuxième groupe ne se sentait pas évalué, c’était un regard à charge de revanche, un miroir de son action.

L’évaluation, c’est le retour sur l’action de toute activité : Par exemple, lorsqu’un établissement écrit un rapport d’activité annuel.

Mais, peu à peu, c’est une nouvelle culture de l’évaluation qui s’impose, et qui n’a plus rien à voir avec la première : le « 4 pages » a été remplacé par un écran d’ordinateur. Le cadre a été alors fourni avec des items nouveaux. Qui les avaient produits ? Il n’y a jamais eu de réponse. Cela s’est préparé en douceur.

Les pairs ont disparu au profit des agences avec des gens nommés et non plus élus. Le système s’engorge car le nombre de données augmente. Pas à cause de la lecture qui n’intervient pas mais du fait de la masse qu’il faut trier d’où le classement des publications. Il vaut mieux un article par an dans un magazine très spécialisé qui ne sera lu que par quelques individus intéressés par un sujet très pointu que plusieurs articles dans le bulletin de la CNAF, par exemple, lu par des milliers de personnes mais beaucoup moins prestigieux.

Chaque publication doit demander son label.

Il existe une évaluation « ordinaire » : rapport d’activité, rapport moral, comptable …Il existe aussi des évaluations plus informelles : débriefing … Tout cela crée du débat que nous ne refusons pas.

L’évaluation des politiques publiques n’existait pas avant les années 80. L’idée d’évaluation n’avait pas cours mais elle arrive doucement. En 82, Chevènement est le premier ministre de la recherche, avant ce ministère n’existait pas.

Le dispositif « anti été chaud » nait après les violences aux Minguettes à Marseille. S’en suit la création de la MIRE (MIssion REcherche) et l’apparition de l’évaluation. La MIRE souhaite évaluer les impacts des actions menées dans le cadre des opérations « anti été chaud ».

A ce moment là l’idée d’évaluation, d’atteinte des objectifs apparaît. Sous le gouvernement Rocard, l’évaluation des politiques publiques est institutionnalisée avec un « appareillage » : conseil, agences, … Auparavant, il n’existait pas de standards de l’évaluation.

Le rapport Vivré comporte l’idée de renvoyer les résultats aux acteurs et aux usagers. Cela ne s’est jamais passé comme ça, le renvoi a toujours était fait vers les financeurs ou vers les décideurs seulement. C’est le bluff de l’évaluation, mensonge.

Il existe pourtant des domaines inévaluables. La décentralisation par exemple n’a pas été évaluée.

Est né un groupe social nouveau : les évaluateurs des politiques publiques. Un nouveau marché, un nouveau métier.

Arrive la dernière étape dans les années 2000, avec la LOLF (loi organique relative aux lois de finance) sous les années Jospin. Avant la « défaite » d’avril 2002, trois lois sont adoptées, avec le 49.3, qui légitiment l’évaluation : la Loi 2002-2, dite de rénovation sociale et médico-sociale, la Loi de février 2002 sur les conseils de quartiers, la Loi de mars 2002 sur les droits des malades et la qualité du système de santé. C’est un virage, le contexte normatif se transforme.

La Loi 2002-2 invente deux évaluations pour le secteur social : interne et externe. Lorsque cette Loi s’est mise en place, on pouvait penser qu’il suffirait de se présenter comme de meilleurs gestionnaires, présenter l’évaluation interne des établissements : cela sauvegarderait le social. Pour Chauvière, cela n’a pas ce caractère vertueux. La Loi 2002-2 est une étape pour transformer le social en système marchand avec la concurrence qui s’y rattache. L’évaluation participe à ce mouvement.

Pourquoi deux évaluations ?

-L’évaluation interne, plus qualitative, est le fruit d’un compromis. Elle permet d’intérioriser l’obligation d’évaluation par une évaluation seulement dans l’entre-soi. Les professionnels ont intégré cette notion.

-L’évaluation externe est née à la demande des parlementaires : « Que font-ils de l’argent qu’on leur donne ? ». C’est une opération de police, de contrôle, ils ont mis le social sous surveillance. La Loi 2002-2, dite de rénovation, amorce une mutation, et en réalité, on ne peut échapper à la suite, c'est-à-dire l’évaluation externe.

S’ajoute à cela un élément important : il faut bien comprendre que ça se complète d’une réforme de l’architecture administrative. DDASS et DRASS disparaissent car jugées trop proches des milieux professionnels. Le Président du Conseil Général est devenu le chef de file de la politique sociale du département (voté par le 49-3 sous Raffarin). Pourquoi l’Aide Sociale à l’Enfance est-elle devenue départementale ?

Les agences se développent et sont elles-mêmes soumises à l’évaluation : l’ANESM (Agence Nationale de l’Evaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux.) est chargée de l’évaluation interne et externe, donne aussi les « Recommandations de bonnes pratiques ». On parle aujourd’hui de « pratiques inspirantes » dans une recherche constante d’euphémismes.

On constate aussi la concurrence entre les agences : l’ANESM et l’A.N.A.P. (Agence Nationale d’Appui à la Performance) par exemple.

L’engagement professionnel est mis à mal, c’est la mort des métiers. L’évaluation se banalise. Les métiers du social pâtissent d’un déficit de représentation, d’image de soi.

A Abelhauser :

On constate, dans le secteur de la Recherche, des procédures de plus en plus lourdes, qui ne sont d’ailleurs pas respectées : les données recueillies, informatisées, n’ont pas été utilisées. Le plus souvent, tout est joué d’avance. Dans ce cas-là, l’évaluation est bien une imposture.

L’évaluation fonctionne aussi sur un chantage : Si vous n’utilisez pas tel ou tel outil, vous mettez en péril votre établissement qui risque de disparaître, et ce sera votre faute !

Discussion avec la salle

Des employeurs du champ de la convention 66 cherchent à faire passer en force des « entretiens d’évaluation et d’appréciation. ».

Cela n’existe pas dans la convention, mais les employeurs font pression pour introduire cette notion. En découlerait un classement au mérite ? C’est le risque. Le projet des syndicats employeurs de réviser la CC66 va dans ce sens.

L’entretien professionnel annuel existe uniquement, dans le secteur privé médico- social, où le salarié peut faire part de ses souhaits de formation : Cela n’est en aucun cas une « auto évaluation » de son travail.

Pourquoi l’évaluation gagne-t-elle du terrain ? Comment l’arrêter ? Une hypothèse de Monsieur Abelhauser : C’est un symptôme de la rupture du contrat social. La machine folle de l’évaluation va se tuer elle-même à force d’absurdité. Il faut rappeler son coût financier qui est énorme.

Monsieur Chauvière :

Comment pouvoir dire la valeur de nos pratiques ?

C’est une des questions de « l’appels des appels. » : Autrefois les métiers organisés servaient à cela : Il nous faudrait retrouver cette identité, et se rapprocher des usagers également.

Pour les professionnels, se sentir acteurs, et parfois complices de ce système génère une souffrance qui ne cesse de s’étendre dans les secteurs du soin et du social.

NB : Bauduret et Jaeger : « Rénover l’action sociale et médico-sociale. Histoire d’une refondation. » (cité par Monsieur Chauvière.)

Rédigé par collectif 76 des salaries du social et médicosoci

Publié dans #compte-rendus

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